Georges Charpak est mort

Publié le par Dimitri Chuard

charpak.jpgLa nouvelle est tombée pudiquement. Georges Charpak est mort mercredi 29 septembre à Paris, dans sa 87e année. Sa famille l’a fait savoir comme tout un chacun fait usuellement connaître la perte d’un proche : via la rubrique nécrologique d’un journal – celle du Figaro, en l’occurrence. Pourtant la discrétion n’aura pas contenu l’ampleur de la résonance médiatique. L’une comme l’autre témoignent du calibre du personnage. Apatride enraciné en France. Résistant. Aussi virulent à pourfendre le nucléaire militaire qu’à défendre le nucléaire civil. Chercheur, bricoleur, découvreur. Humaniste, pédagogue. Militant du savoir partagé et de la pensée rationnelle. Et bien sûr, physicien génial, Prix Nobel 1992.

Georges Charpak s'est consacré à la physique nucléaire puis à la physique des particules de haute énergie, pour lesquelles les détecteurs qu'il a conçus se sont substitués universellement à ceux qui les avaient précédés. Né à Dabrovica, en Ukraine, alors polonaise, le 1er août 1924, ancien élève de l'École des mines de Paris, il s'était engagé durant la seconde guerre mondiale dans la Résistance. En 1943, il avait connu la captivité au camp de concentration de Dachau. Il travaille de 1948 à 1955 au laboratoire de chimie nucléaire du Collège de France dirigé alors par Frédéric Joliot. Il obtient son doctorat ès sciences en 1955.

Détaché en 1959 au laboratoire synchrocyclotron du CERN (laboratoire européen pour la physique des particules), il y devient physicien permanent en 1963 et y reste jusqu'en 1989. C'est à cette époque qu'il conçoit le détecteur de particules qui lui vaudra son prix Nobel, la "chambre à fils". "On touchait à un monde qui était absolument mystérieux, le monde des particules élémentaires", explique le physicien peu après l'annonce du lauréat du Nobel 1992. "J'avais une envie folle de faire un détecteur aussi bien que [la chambre à bulles, l'appareil utilisé à l'époque]. Celui-là, il était mille fois trop lent..."

Georges Charpak était titulaire, depuis 1984, de la chaire Joliot-Curie à l'Ecole supérieure de physique et de chimie de Paris.

 


 

Son portrait paru dans Le Monde daté du 21 octobre 1992, quand il s'est vu décerner le Prix Nobel de physique.

C'est un marginal au pays du gigantisme technologique. Un théoricien du bricolage, de l'instrumentation. Incapable de réparer une prise électrique, mais inégalable dès qu'il s'agit de dire pourquoi elle ne marche pas. Au Laboratoire européen pour la physique des particules (CERN) de Genève, qui fête son dernier Prix Nobel, seuls les amis et très proches collaborateurs de Georges Charpak osent briser la litanie des qualificatifs les plus flatteurs. Bien sûr, leur patron est "modeste, enthousiaste, imaginatif, doté d'une culture générale énorme, et d'un charme fou..." Mais, plus que les autres, et peut-être pour en avoir souffert, ils savent aussi qu'il tranche un peu sur le milieu ambiant.

Une expérience, au CERN, c'est un budget de cent à deux cents millions de francs. Quatre cents personnes pour imaginer, monter et faire fonctionner un détecteur d'une bonne dizaine de mètres de haut, sur le faisceau du LEP, l'accélérateur géant d'une trentaine de kilomètres de circonférence qui court sous terre, à cheval sur la frontière franco-suisse. Seuls ces monstres, couplés aux ordinateurs les plus puissants du marché, sont susceptibles, aujourd'hui, de détecter et d'identifier les particules qui permettront aux physiciens d'avancer plus avant dans la connaissance des secrets intimes de la matière.

La plupart de ces détecteurs sont basés sur la "chambre proportionnelle multifils "qui a valu son prix Nobel à Georges Charpak. "Une version géante de ceci", explique Yannis Giomataris, un de ses collaborateurs, en brandissant un petit cadre de plastique de 10 centimètres de côté, tendu d'une multitude de fils fins comme des cheveux. Ce modèle réduit suffisait au physicien pour vérifier sur une simple table, à l'aide de sources radioactives employées dans l'industrie, le bon fonctionnement du dispositif qu'il avait imaginé. Ensuite, il "livrait le bébé "à ses collègues

"Il a toujours procédé ainsi, avec des équipes restreintes d'une dizaine de personnes au maximum. C'est ce genre de travail qui l'excite, souligne Roger Bouclier, son technicien depuis plus de trente ans. Et il a le don de se défiler, de trouver des excuses, quand on lui propose de participer à des réunions ou à des comités." "Il fuyait ce gigantisme qui est un peu une caractéristique du CERN, confirme le physicien français Daniel Froidevaux. Ce qui l'intéresse, c'est de concevoir de nouveaux détecteurs, d'avoir sans cesse des idées nouvelles. Le CERN laisse généralement travailler en son sein quelques rares marginaux comme lui. Mais pas toujours avec des moyens à la mesure de leurs ambitions."

DE DACHAU AU COLLÈGE DE FRANCE

C'est la guerre et ses conséquences qui ont décidé de la carrière du futur Prix Nobel. Arrivé en France en 1931, à l'âge de sept ans, ce fils d'immigrés polonais poursuit de brillantes études à Paris, d'abord, puis à Montpellier et à Lyon. Sous l'Occupation, la capitale n'était pas, en effet, un endroit très sûr pour le jeune juif qu'il était. "J'avais, certes, de faux papiers, mais il me semblait que mes examens ne seraient pas valables sous une identité d'emprunt, dit-il. Ma carte au nom de Charpentier, dans la poche droite, me servait pour les déplacements, ma carte verte d'immigré polonais, dans la poche gauche, pour mes études. "Ce souci d'intransigeance l'amènera à s'engager dans la Résistance, à être arrêté et déporté un an à Dachau. A l'âge de vingt ans. Au retour, il reprend ses études, sort diplômé de l'École des mines en 1947, fréquente ensuite le Collège de France. C'est là, au contact des plus grands de la science de l'époque, que se dessinera sa "vocation".

Une époque bénie pour les jeunes chercheurs. Dans la fièvre de l'après-guerre, avec "des instruments faits de bouts de ficelle", des scientifiques adulés par la société faisaient tomber une à une les barrières du savoir concernant la constitution intime de la matière, à un rythme qui, depuis, n'a pas eu d'équivalent. "Les cours de Frédéric Joliot étaient passionnants, se souvient Georges Charpak. En fait, il allait au plus facile pour lui. Il nous décrivait l'histoire de ses découvertes et de ses échecs. Comment, par exemple, sa femme Irène et lui avaient raté le neutron découvert plus tard par James Chadwick. Comment, aussi, ils n'avaient pas vu la fission nucléaire qui, pourtant, s'était forcément produite sous leurs yeux." "J'étais plutôt tourné vers la théorie et, jeune taupin brillant, j'aurais pu y réussir. Mais, au sortir de Dachau, je n'avais guère envie de me lancer dans une course aux examens, malgré ma grande ambition. Le cours de Joliot m'a appris que le petit chercheur que j'étais avait parfaitement sa chance de réaliser, lui aussi, des découvertes importantes."

C'est décidé : il sera expérimentateur. Un chercheur-bricoleur, en quelque sorte, malgré une maladresse légendaire. "Distrait et brouillon, il a tendance à casser pas mal de matériel. Nous tentons d'éviter qu'il n'y touche, car un détecteur qu'il démonte est un détecteur fichu, confie Roger Bouclier. Il est la tête, je suis ses mains." La fréquentation de la fameuse école d'été de physique théorique des Houches, dans les Alpes - où les jeunes étudiants de sa génération pouvaient profiter des cours des plus hautes sommités scientifiques de l'époque - lui fournit les bases qui lui manquaient encore pour se lancer dans la physique des particules.

LA LEÇON DES ÉCHECS

Très vite, il met au point un "compteur proportionnel" capable de détecter les rayons X grâce à "l'avalanche" lumineuse qu'ils provoquent autour d'un fil sous tension plongé dans un gaz. Hélas, explique-t-il, pour que ce détecteur soit vraiment opérationnel, il manquait un "amplificateur de brillance". Un chercheur soviétique travaillait à l'époque sur ce genre de dispositif, mais Georges Charpak n'obtiendra jamais le visa pour l'URSS qui leur aurait permis de collaborer. Et ce sont deux Japonais qui, deux ans plus tard, en 1959, inventeront la chambre à étincelles.

Ce premier demi-échec lui permet, cependant, d'entrer au laboratoire européen pour la physique des particules (CERN), où se déroulera toute sa carrière. Sa prestation lors d'un congrès de physique des hautes énergies à Padoue est remarquée par le physicien américain Leon Lederman. Futur directeur du Fermi National Accelerator Laboratory, futur Prix Nobel de physique 1988, Lederman est alors, lui aussi, un jeune chercheur de trente-trois ans. Mais il vient de terminer une série d'expériences importantes sur le muon, une particule de découverte récente, et a obtenu de pouvoir poursuivre ses travaux sur l'accélérateur européen du CERN. Il propose à Charpak de faire partie de l'équipe qu'il rassemble à cet effet.

"Ce fut pour moi une expérience magnifique, se souvient ce dernier. J'y ai vraiment appris à travailler. Ces Américains étaient des brutes de travail. Je venais d'un milieu, celui des Joliot, où l'on prenait deux mois de vacances et où l'estimait, à juste titre d'ailleurs, que faire du voilier aérait la tête, permettait de réfléchir et donc de faire des découvertes. Avec l'équipe de Lederman, je n'avais même pas de week-ends complets. Pendant trois ans, j'ai mené une vie bestiale, mais vraiment très stimulante."

L'expérience terminée, il reprend ses recherches personnelles. Nous sommes en 1962 et les chambres à étincelles sont déjà couramment utilisées pour la détection des bouffées de particules issues des collisions provoquées dans les accélérateurs. Mais, comme sur les chambres à bulles, le seul moyen d'observation et d'études reste la photo. Plus d'un million de clichés sont nécessaires pour certaines expériences, et cela devient de plus en plus lourd à manier.

Devenu membre permanent du CERN, Georges Charpak invente deux méthodes de lecture des chambres à étincelles basées sur la mesure d'intensité de courants et donc, déjà, susceptibles de fournir des données pouvant être traitées par ordinateur. "Manque de chance, des concurrents et amis avaient imaginé au même moment des dispositifs plus performants. Ce fut mon deuxième échec, mais j'avais, cette fois, la preuve que j'étais dans le coup... et pas le seul !"

Une raison supplémentaire de persévérer. Pour sa thèse, au Collège de France, il avait utilisé des "chambres proportionnelles" composées d'un fil enfermé dans un tube empli de gaz. Les ayant fabriquées de ses mains, il était particulièrement bien placé pour en connaître toutes les possibilités. "L'observation majeure fut que, placés côte à côte, les fils fonctionnaient chacun comme un détecteur individuel, indépendamment de ses voisins. "C'était tout simple, mais personne, auparavant, n'avait imaginé que cela fût possible. La chambre proportionnelle multifils était née. "Elle marchait de façon somptueuse. Cela a fait une certaine sensation. Certains collègues ont, bien sûr, voulu garder les vieilles chambres à étincelles, mais ils ont été rapidement distancés par les autres. Impossible de lutter avec quelqu'un qui dispose d'un instrument mille fois plus rapide que le vôtre."

"J'AIME LES PROBLÈMES"

Ce coup d'éclat permettra à Georges Charpak de se construire sur mesure sa "niche" de marginal au sein du CERN. "On nous laissait libres. On admettait que mon petit groupe puisse construire des détecteurs pour le plaisir", dit-il. C'est ainsi qu'il pourra se lancer dans les applications de ses détecteurs à la biologie et à la médecine, un domaine bien loin des préoccupations des physiciens du CERN.

Ce nouveau centre d'intérêt pourrait avoir eu pour origine l'influence de ses trois enfants Yves, Nathalie, médecins tous les deux, et Serge, biologiste. En fait, explique-t-il, tout est parti, en 1973, d'une discussion avec Rudolph Mössbauer, Prix Nobel 1961. Il avait imaginé une méthode nouvelle d'étude des structures des molécules complexes à l'aide de rayons X, et rencontrait beaucoup de difficultés avec les appareils existants. A partir de l'un de ses détecteurs, Georges Charpak construit pour lui une chambre utilisant les faisceaux de rayons X produits par le "rayonnement synchrotron "de certains accélérateurs. Le même modèle sera acquis par le Massachusetts Institute of Technology (MIT) aux Etats-Unis, et par l'université d'Orsay.

Il tentera aussi de mettre au point une méthode de radiographie en trois dimensions à l'aide de faisceaux de protons. Certains de ses collègues se souviennent encore avec effroi de la tête de cadavre (prêtée par la faculté de médecine de Marseille) qui servait de sujet à ces expériences que l'apparition du scanner rendit malheureusement subitement sans avenir médical.

"Au fond, ce que j'aime, ce sont les problèmes, dit Georges Charpak. Mössbauer m'en avait posé un, je l'ai résolu." Marie-Suzy Vascotto qui, pendant plus de vingt ans, l'a aidé à rédiger ses publications scientifiques, confirme ce goût immodéré pour la fuite en avant dans la recherche. Un jour qu'elle s'étonnait de le voir toujours impatient de publier ses derniers travaux, il lui répondit : "Vous ne savez pas le plaisir que représente le fait de rendre obsolètes ses propres découvertes."

Il reste, avant tout, un physicien : "Je suis comme les copains. Quand on me dit que l'univers est constitué à 90 % de matière cachée, cela me laisse rêveur, et j'ai envie de la trouver." C'est sans doute pour cela qu'il passe en moyenne deux jours par semaine au CERN à travailler avec les chercheurs de son ancienne équipe, bien qu'il soit officiellement à la retraite depuis trois ans. Mais le reste de son temps est consacré désormais à la biologie. "J'ai le virus. C'est plus facile, et plus rapide. J'y trouve des satisfactions que je ne rencontrerais jamais en physique. Imaginer, par exemple, un détecteur pour l'imagerie des rayons bêta, et voir les biologistes se ruer dessus, c'est une joie sans mélange. Le premier prototype, que j'ai livré à l'hôpital de Genève en 1991, est employé quotidiennement de manière routinière. L'équipe de Michel Goldberg, à l'Institut Pasteur, a publié des résultats de niveau international dix jours après avoir reçu le sien, en juillet dernier."

Avec quelques amis, il a fondé une petite société, Biospace, pour la commercialisation des détecteurs appliqués à la biologie, qu'il développe dans un laboratoire mis à sa disposition par l'École supérieure de physique et chimie industrielle de la Ville de Paris. Titulaire depuis 1984 d'une chaire dans cette école, il y a découvert, à soixante ans, les joies du professorat. "En fait, quelques heures par an seulement. Un cours de très haut niveau sur les détecteurs de particules, donné à nos étudiants de quatrième année, dit Claude Hennion, enseignant chercheur à l'école. Ils en ressortent totalement éblouis, mais en affirmant, pour la plupart, n'y avoir strictement rien compris. "Un manque de pédagogie étonnant chez cet homme qui aime s'entourer de jeunes, et a toujours accueilli de nombreux "thésards" dans son équipe.

"Il a parfois tendance à croire que tout le monde est de son niveau, et il m'est arrivé d'avoir beaucoup de difficulté à suivre certains de ses séminaires, reconnaît Jacques Prentki, ancien directeur de la division théorique du CERN, et son ami depuis 1948. Mais s'il fait l'effort, il explique très bien les problèmes les plus difficiles. "Sa verve communicatrice semble pourtant se déployer de préférence dans des domaines étrangers à la physique. "Il est assez brillant, captivant, quand il a des choses à dire sur des sujets d'intérêt général. Et, s'il est détendu, vraiment lui-même, il vous improvisera un vrai festival devant un auditoire fasciné qui l'écoutera bouche bée", affirme Daniel Froidevaux. Du vin à la cuisine en passant par le ski, la musique ou les voyages, les centres d'intérêt ne manquent pas chez Georges Charpak. Il a même appris le chinois pendant quelques années, parce que son épouse Dominique avait recueilli trois enfants chinois à la maison.

"Certains lauréats utilisent la notoriété que leur donne le Nobel pour faire passer leurs idées. Je suis persuadé que ce sera le cas de Georges, car il est très ouvert à l'extérieur et a certaines idées bien arrêtées, sur la formation par exemple", affirme Jacques Prentki.

"COMME UN BOUFFON DÉSESPÉRÉ"

"C'est vrai. Je m'intéresse à la société, à mon pays, et je serais heureux d'être associé, par exemple, à la guérison de certaines tares comme l'échec scolaire, confirme Georges Charpak. Au CERN, j'utiliserais volontiers le poids du Nobel pour leur casser les pieds afin qu'ils intègrent plus volontiers dans les grands groupes de recherche quelques inadaptés dans mon genre qui travailleraient sur les détecteurs. Ce serait un bon stimulant pour attirer de meilleurs chercheurs. Plus généralement, j'aimerais favoriser un meilleur contact, une meilleure communication, entre disciplines scientifiques. Le monde scientifique est trop structuré, et il n'est pas facile de passer d'une communauté à une autre. J'en sais quelque chose, moi qui suis désormais à moitié physicien et à moitié biologiste."

Georges Charpak ne devrait pas manquer, enfin, de profiter de sa nouvelle aura médiatique pour militer en faveur du désarmement. Une action dans laquelle il s'est engagé au sein de l'Académie des sciences, et avec des chercheurs américains opposés à l'Initiative de défense stratégique (guerre des étoiles). "Je suis très fier, dit-il, d'une lettre que j'ai écrite à Mikhaïl Gorbatchev en 1987, et qui fut publiée en partie par le Nouvel Observateur. Je lui conseillais de "trahir ses ennemis" en reculant ses chars vers l'est, et de spéculer en Bourse sur la baisse des actions des sociétés d'armement qu'aurait inévitablement provoquée ce retrait unilatéral. Il aurait pu, ensuite, vendre des tanks compressés par le sculpteur César pour remplacer les monuments aux morts dans chaque village français. C'est ainsi, conclut Georges Charpak, que je fais de la politique : comme un bouffon désespéré."

Publié dans [Actualité]

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